"les liaisons dangereuses" commentaire de la lettre 48

Publié le par A.B.

Du Vicomte de Valmont à la Présidente Tourvel

Écrite de P…, datée de Paris, ce 30 août 17**.

Les Liaisons dangereuses, Choderlos de Laclos

C'est après une nuit orageuse, et pendant laquelle je n'ai pas fermé l'œil; c'est après avoir été sans cesse ou dans l'agitation d'une ardeur dévorante, ou dans l'entier anéantissement de toutes les facultés de mon âme, que je viens chercher auprès de vous, Madame, un calme dont j'ai besoin, et dont pourtant je n'espère pas pouvoir jouir encore. En effet, la situation où je suis en vous écrivant me fait connaître, plus que jamais, la puissance irrésistible de l'amour; j'ai peine à conserver assez d'empire sur moi pour mettre quelque ordre dans mes idées; et déjà je prévois que je ne finirai pas cette lettre, sans être obligé de l'interrompre. Quoi! Ne puis-je donc espérer que vous partagerez quelques  jours le trouble que j'éprouve en ce moment? J'ose croire cependant que, si vous le connaissiez bien, vous n'y seriez pas entièrement insensible. Croyez-moi, Madame, la froide tranquillité, le sommeil de l'âme, image de la mort, ne mènent point au bonheur; les passions actives peuvent seules y conduire; et malgré les tourments que vous me faites éprouver, je crois pouvoir assurer sans crainte, que, dans ce moment même, je suis plus heureux que vous. En vain m'accablez-vous de vos rigueurs désolantes; elles ne m'empêchent point de m'abandonner entièrement à l'amour, et d'oublier, dans le délire qu'il me cause, le désespoir auquel vous me livrez. C'est ainsi que je veux me venger de l'exil auquel vous me condamnez. Jamais je n'eus tant de plaisir en vous écrivant; jamais je ne ressentis, dans cette occupation, une émotion si douce, et cependant si vive. Tout semble augmenter mes transports: l'air que je respire est brûlant de volupté; la table même sur laquelle je vous écris, consacrée pour la première fois à cet usage, devient pour moi l'autel sacré de l'amour; combien elle va s'embellir à mes yeux! J’aurai tracé sur elle le serment de vous aimer toujours! Pardonnez, je vous en supplie, le délire que j'éprouve. Je devrais peut-être m'abandonner moins à des transports que vous ne partagez pas: il faut vous quitter un moment pour dissiper une ivresse qui s'augmente à chaque instant, et qui devient plus forte que moi.

Je reviens à vous, Madame, et sans doute j'y reviens toujours avec le même empressement. Cependant le sentiment du bonheur a fui loin de moi; il a fait place à celui des privations cruelles. A quoi me sert-il de vous parler de mes sentiments, si je cherche en vain les moyens de vous en convaincre? Après tant d'efforts réitérés, la confiance et la force m'abandonnent à la fois. Si je me retrace encore les plaisirs de l'amour, c'est pour sentir plus vivement le regret d'en être privé. Je ne me vois de ressource que dans votre indulgence, et je sens trop, dans ce moment, combien j'en ai besoin pour espérer de l'obtenir. Cependant jamais mon amour ne fut plus respectueux, jamais il ne dut moins vous offenser; il est tel, j'ose le dire, que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre: mais je crains moi-même de vous entretenir plus longtemps de la peine que j'éprouve. Assuré que l'objet qui la cause ne la partage pas, il ne faut pas au moins abuser de ses bontés; et ce serait le faire, que d'employer plus de temps à vous retracer cette douloureuse image. Je ne prends plus que celui de vous supplier de me répondre, et de ne jamais douter de la vérité de mes sentiments.

 

 

Commentaire de la lettre :

 Au nom de ses principes vertueux et austères, la présidente de Tourvel refuse de reconnaitre la passion de l’amour. Ainsi, en vue d’éviter tout scandale à ce sujet, elle avait recours d’éloigner le Vicomte de Valmont. Même dans l’alcôve  d’une prostituée, il a osé s’exprimer sur les sentiments de sa passion et son dévouement amoureux. Cette lettre marque un désordre sentimental par la manière persuasive dont elle a été écrite. En s’appuyant sur le langage affectif et émotionnel, le Vicomte de Valmont se consacre à évoquer un état d’âme tumultueux.

                De prime abord, le Vicomte de Valmont essaye de se ressaisir après « une nuit orageuse ». A cet égard, il ne peut accéder à la sérénité de son âme qu’à l’entretien et à la communication de cette « ardeur dévorante » à Mme de Tourvel.                

                En effet, il lui fait reconnaitre l’ascendant de l’amour en peignant le désordre total de ses idées. Par ailleurs, il invite Mme de Tourvel à partager son sort en lui persuadant qu’elle n’y serait jamais « insensible » puisque le bonheur n’est qu’à la portée de ceux qui se livrent aux « passions actives ». Dans cette perspective, le Vicomte de Valmont veut ébranler les convictions religieuses et morales auxquelles elle s’est attachée fortement. Ceci consiste dans la façon dont il expose sa conception du bonheur. Ainsi, il tient à assimiler « le sommeil de l’âme » et « la froide tranquillité » à « l’image de la mort ». Cela implique que le rejet de la passion de la part de Mme de Tourvel n’est qu’une fuite implicite au véritable bonheur. En outre, le Vicomte de Valmont prouve cette conception en recourant à sa propre expérience qui révèle qu’il est « plus heureux » que l’actrice de ses « tourments ». Cela dit, l’amour est représenté par le Vicomte de Valmont comme biais par lequel il peut vaincre son « désespoir » ; et c’est « le délire » qui confère la force et la douceur à ce sentiment. En somme, l’attitude sévère et rigoureuse de la présidente de Tourvel ne fait qu’accentuer et qu’attiser les instances perpétuelles du Vicomte de Valmont.

                En l’occurrence, le Vicomte de Valmont s’est voué à l’acte de la correspondance qui selon lui constitue une vengeance de son « exil » ou bien une revanche vis-à-vis de sa condamnation. En vérité, la description de son état psychique incarne un acte libérateur de sa situation « jamais, je n’ai tant de plaisir qu’en vous écrivant ». De plus, le cadre dans lequel il entretient son écriture, contribue à accroitre l’acuité de ses « transports », la table sur laquelle il écrit, est suggérée comme un « autel sacré de l’amour ». A vrai dire, cette dernière confrontation atteste son besoin de profaner tout ce qui a rapport intime avec la religion. Cela apparait lorsqu’il associe deux termes formant des antinomies : « l’autel sacré » et « l’amour ». Mais, il faut tenir compte que ce rapprochement ou la réconciliation entre l’amour en tant qu’une passion terrestre et la vertu céleste, est fait lucidement sans avoir l’air d’offenser l’amour-propre de la présidente de Tourvel. Par surcroit, il ajoute « j’aurais tracé sur elle le sermon de vous aimer toujours ». Toutefois, il prend conscience de son audace qu’il s’est permise de s’exprimer ainsi et pour éviter tout scrupule chez  Mme de Tourvel, il ajoute « pardonnez, je vous en supplie, au désordre de mes sens ».Et, en vue d’accorder plus d’impression à sa maitresse, il interrompt sa lettre en prétendant que son état d’inconscience et « d’ivresse » le contraint à cela. Cette pause marque une nouvelle transition dans les propos du Vicomte de Valmont. Elle est également un moyen de persuasion au niveau du discours sentimental ; car elle permet à son interlocuteur de mieux croire à ce qu’on dit. Elle montre encore une fois l’impuissance à dominer sa sensibilité.

                Cependant, le discours du Vicomte de Valmont prend une nouvelle nuance sur le plan de l’affectivité. Le bonheur dont il s’est vanté plus haut « a fui » loin de lui. Cette transmutation plus ou moins volontaire est due essentiellement à la prise de conscience de ses « privations cruelles ». Cela tient au fait que la pause a donné libre cours à la réflexion. Par conséquent, le Vicomte de Valmont renonce à « ses efforts réitérés » de convaincre Mme de Tourvel de la vérité de son amour et il lui implore son indulgence. Sur ce plan, le Vicomte de Valmont est représenté comme un martyr de l’amour. Mais, ce qui perfectionne et idéalise cette passion, c’est qu’elle soit couronnée par le respect de la vertu « il est tel (l’amour) que la vertu la plus sévère ne devrait pas le craindre ». L’allusion que le Vicomte de Valmont fait à la vertu incarnée par Mme de Tourvel entre dans son projet de confondre entre deux exigences contraires : d’une part, la tendance à répondre au sentiment impérieux de l’amour, et d’autre part le devoir de rester fidèle à son mari. Donc, il s’agit, pour le Vicomte de Valmont, de détruire coûte que coûte ces convenances du mariage et d’y substituer une liaison « dangereuse » dont Mme de Tourvel est l’objet.

                On s’aperçoit enfin que la façon dont cette lettre est écrite, correspond si bien à son sujet que l’éloquence dont le Vicomte de Valmont a usé, laisse entrevoir sa force de persuasion et sa connaissance profonde du cœur humain. Cela apparait évidemment dans l’emploi de la rhétorique, en procédant également à l’emploi des termes religieux : « autel sacré »,  « implorer » et « la vertu austère », du moment qu’il s’adresse à un personnage qui est profondément imbu des principes religieux et morales. Qu’elle sera la réaction de Mme de Tourvel en face de l’entreprise du Vicomte de Valmont ?   

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